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NATHALIE

 Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Une étrangère avait pris ma place. En quelques semaines, elle m’avait effacée. Une créature aux yeux affolés me regardait désormais dans le miroir. Et j’avais peur. Tellement peur. Je ne savais pas encore que cette terreur serait désormais la compagne de ma vie. Je ne savais pas que la jeunesse, l’insouciance, la fougue ne reviendraient jamais. Je ne savais pas que chacun de mes pas serait désormais mesuré, méfiant, craintif, traqué. Je ne savais pas que j’allais me priver de tous ceux que j’aimais. Je ne savais pas que j’allais lâcher sans même m’agripper chacune de mes passions. Je ne savais pas que j’allais m’emprisonner volontaire. Un jour, la maladie a eu un nom.

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NATHALIE - Troubles obsessionnels compulsifs. Troubles anxieux profonds. La différence entre ces troubles et la plupart des maladies mentales, c’est que la personne atteinte est totalement consciente de l’absurdité de ce qu’elle pense et fait. La « toquée » sait qu’elle déraille. En nommant le mal, on me faisait cadeau d’une marque que peu m’envieraient, mais qui était affichée, dite, énoncée, nommée. Les mots ont un tel pouvoir... ça, je l’avais toujours su. Soulagement. C’est ce que j’ai d’abord éprouvé. En posant une étiquette, on me repositionnait dans le réel. Je reprenais place dans le monde, une place douloureuse et inconfortable, certes, mais concrète. Et puis... si c’est une maladie, ça se soigne, non? On répare les rails, et on repart, même pas de traviole si ça se trouve.

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NATHALIE - J’ai su dès le premier jour quand à ton tour tu as été atteinte. Tu portais la marque. Tes mains n’étaient pas rongées par les lavages incessants, non. C’est ton corps tout entier qui s’effaçait. Et tes yeux étaient déjà ailleurs.

JULIETTE - Je suis grande. Je prends beaucoup trop de place. Je ne veux pas qu’on voie ma force. Je veux qu’on me protège. Quel moyen pourrais-je trouver pour me protéger moi-même ? Si je m’effaçais, les choses pourraient-elles encore m’atteindre? Ne serait-ce pas la plus belle preuve d’amour que je pourrais m’offrir ?

JULIETTE - Disparaître comme une nymphe dans mon propre absolu. Je n’aurais plus rien à prouver. Mon corps, mon image suffiraient à tout dire. Les images ont un tel pouvoir... ça je l'ai toujours su. J’ai trouvé le sens de ma vie. Je vais oeuvrer, travailler dur, pour devenir la chose la plus fragile qu’il soit. Ça va marcher. C’est certain.

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JULIETTE - Le rouge à lèvres est constitué de matière grasse. Si j’applique du rouge à lèvres 2 fois par jour, je risque d’ingérer 30 calories sans même m’en apercevoir. Pour brûler ces trente calories, je dois courir 17 fois autour du fauteuil ou supprimer la pomme qui constitue mon petit déjeuner. Je suis sans cesse frigorifiée. Je porte plusieurs couches des vêtements de ma mère. Ils me grossissent et me tiennent chaud. Personne ne peut me forcer à me nourrir. C’est une tâche dont seule ma volonté peut décider, et mon organisme se charge du reste. Personne ne peut se mettre à l’intérieur de moi. Etre obsédée par mon corps et mon alimentation, c’est prendre le contrôle d’une chose qui m’appartient. Personne n’a le droit d’y toucher, c’est à moi. L’anorexie est une revendication, une affirmation personnelle. En choisissant la maigreur, j’existe de par mon absence. Je suis la martyre de ma propre existence. Je le fais car je suis puissante. Si je garde le corps d’un enfant, personne ne pourra me forcer à exister en tant que femme. Je suis un symbole et un trou béant.

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NATHALIE - Folle. Folle à lier. Gaga. Manipulatrice. Bonne à rien. Paresseuse. Capricieuse. Trop facile. Faut la secouer. Elle a l’air de quoi? Inutile. Monstre. Faut la secouer. Faut la secouer. Faut la secouer. Un jour viendrait le : Mauvaise mère. Les mots ont un tel pouvoir... ça, je l’avais toujours su. Certains blessent plus sûrement et plus profondément que la plus affûtée des lames. Et pourtant... quand on ne se comprend plus soi-même, comment espérer que tous les autres comprennent. Fermer sa porte au monde. Et un jour l’enfant. Sentir bouger un enfant en soi. L’aimer plus que tout avant même de le voir. Savoir avec certitude qu’aucun amour, jamais, ne sera comparable. Se demander ce qu’on a à offrir à cet enfant. Quelle vie? Quel monde?... Quelle mère? ...

JULIETTE - Je manque de calcium. Un complément constitue trois calories par gélule. Si je prends une gélule par jour pendant un an, c’est comme si je mangeais deux parts de gâteau au chocolat en une année. Et puis quoi encore ? Hors de question de me soigner. Papa met du beurre sur mes haricots. Il dit qu’il faut utiliser la manière forte. Je fixe la substance grasse dégouliner sur mon assiette. Je sens que quelque chose me tiens à la gorge, que mes dents sont en train de tomber. Ma peau devient grise et s'éffrite. Je m’enfuis, en crise. Maman me fait des assiettes colorées et saines. Je dois essayer d’avaler. Une bouchée pour maman, une bouchée pour papa,... Deux croûtons, puis 5. Je les cache dans ma poche. Ce n’est pas un mensonge puisque j’ai fait 10 minutes de sport en moins ce matin. La balance indique 47 kilos, chiffre impair. Je m’arrache les cils et les sourcils, je me coupe les cheveux pour arriver à 46. Mince, un chiffre qui finit en 6, tout le monde sait que ça porte malheur.

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JULIETTE - Mon plus petit frère m’a demandé de jouer avec lui. Il a cinq ans. Je me lève du fauteuil et tombe. Impossible de me relever. J'ai beau me tortiller au sol, je n’y arrive pas. Je n’ai plus de force. J’abandonne et je le regarde. Il ouvre la bouche comme pour hurler. Aucun son ne sort. Il marque un pas, comme pour me relever, mais reste immobile. De ma vie je n’ai jamais vu un regard aussi terrifié. J’accepte de me faire soigner.

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JULIETTE - 43,5 kilos. BMI de 13,7. J’ai décoré ma chambre d’hôpital de photos, de fleurs et de tasses de thé. Maman m’a acheté une couette rose et l’a parfumée pour que ça sente bon, pour que je me sente bien. J’ai repris un peu de poids grâce à la sonde nasale m’imposant l’ingestion de substance grasses, mais nutritives. Mais où donc se trouve ma bouche ? Chaque seconde, le pire se produit. Le gras entre en moi sans que je mange ou contrôle quoi que ce soit. Les chiffres s’engouffrent. La substance jaunâtre m’emplit. Je n’ai même plus le temps de compter. Mes os se brisent parfois, et la bile odieuse est la seule chose que mon organisme parvient à ingérer. Je suis devenue ce qui me terrifiait le plus au monde. Une créature informe et sans contours. Cependant, je parviens de nouveau à comprendre ce que je lis, et soudain, moi aussi je veux mettre des choses au monde.

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